Thérapie et religion face aux mal-êtres contemporains

Regard croisé d'une thérapeute sur les vides existentiels de notre époque

Les cabinets de thérapie sont devenus, en ce début de XXIe siècle, les confessionnaux d'une époque qui ne sait plus à quoi se confesser. Non que la souffrance psychique soit nouvelle — elle traverse toutes les époques, prenant simplement des formes différentes selon les configurations culturelles et symboliques — mais ce qui frappe le clinicien contemporain, c'est la nature même de cette souffrance : moins pathologique qu'existentielle, moins névrotique qu'ontologique. Le patient ne demande plus seulement à être guéri ; il demande pourquoi il devrait l'être. Il ne souffre pas tant d'un symptôme circonscrit que d'une absence de sens qui gangrène l'ensemble de son existence. "À quoi bon ?", entend-on régulièrement dans le silence du cabinet, formule lapidaire qui résume à elle seule le malaise d'une génération parvenue à l'âge adulte dans un monde où les grands récits se sont effondrés.

Cette question — "à quoi bon ?" — n'appelle pas de réponse thérapeutique au sens strict. Elle ne relève ni de la pharmacologie, ni de la thérapie cognitivo-comportementale, ni même de la psychanalyse classique, bien que cette dernière en ait parfois pressenti la profondeur. Elle relève d'un registre que la modernité a progressivement évacué de son horizon : celui du sens ultime de l'existence, de sa finalité, de son inscription dans un ordre qui la dépasse. Ce registre, durant des siècles, fut précisément celui de la religion. Non pas comme opium du peuple selon la formule marxiste devenue lieu commun, mais comme architecture symbolique permettant à l'être humain de situer sa souffrance, ses échecs, sa mort même, dans un récit plus vaste qui leur donnait — sinon une justification — du moins une intelligibilité.

L'objet de cette réflexion n'est ni de plaider pour un retour nostalgique à la religion, ni de célébrer naïvement les progrès de la santé mentale contemporaine. Il s'agit plus modestement d'interroger, depuis ma position de thérapeute confrontée quotidiennement aux nouvelles pathologies du sens, ce qui a été perdu dans le grand mouvement de sécularisation des sociétés occidentales, et de mesurer avec honnêteté les limites de ce que la thérapie seule peut offrir face à des souffrances qui ne sont pas d'ordre pathologique mais existentiel. Cette démarche suppose d'accepter une certaine humilité épistémologique : reconnaître que ni la religion ni la thérapie ne peuvent tout, et qu'il existe des dimensions de l'expérience humaine qui excèdent le champ de compétence de l'une comme de l'autre.

PARTIE I : LES VIDES CONTEMPORAINS — CONSTATS CLINIQUES

A. L'épidémie de burn-out : symptôme d'une perte de limites structurantes

Le burn-out, que les instances de santé publique ont longtemps rechigné à reconnaître comme entité nosologique à part entière, est devenu en l'espace de deux décennies le mal professionnel par excellence des sociétés postindustrielles. Les chiffres, pour qui leur accorde quelque crédit, sont éloquents : selon l'Organisation mondiale de la santé, près d'un travailleur sur deux dans les pays développés déclare avoir connu au moins un épisode d'épuisement professionnel au cours de sa carrière. Mais au-delà des statistiques, c'est la récurrence clinique du phénomène qui interpelle : dans ma pratique comme dans celle de mes confrères, le burn-out est devenu le motif de consultation le plus fréquent chez les 35-50 ans, toutes catégories socio-professionnelles confondues.

Or ce qui caractérise le burn-out contemporain, ce n'est pas tant la surcharge de travail — les paysans du XIXe siècle travaillaient davantage — que l'absence de limite claire entre temps professionnel et temps personnel, entre performance attendue et performance possible, entre ce qui relève de l'obligation et ce qui relève du désir. Zygmunt Bauman a magistralement décrit cette "modernité liquide" où tous les cadres solides se dissolvent, laissant l'individu dans un état de fluidité permanente qui exige de lui une adaptation constante et épuisante. Le travailleur contemporain ne sait plus quand il a "assez" travaillé, parce que la notion même de "assez" a disparu de l'horizon normatif. Il existe toujours un email supplémentaire à traiter, une compétence nouvelle à acquérir, une optimisation possible de sa performance.

Cette absence de limite n'est pas accidentelle : elle procède d'une logique économique et culturelle qui a évacué toute transcendance pour ne reconnaître que l'immanence de la production et de la consommation. Là où les sociétés traditionnelles — et singulièrement les sociétés chrétiennes — imposaient des limites claires (le sabbat, le dimanche, les temps de jeûne, les interdits alimentaires ou sexuels), la modernité tardive a fait de l'illimité une valeur cardinale. Tout doit être possible, tout doit être accessible, tout doit pouvoir être optimisé. Cette injonction à l'illimité, loin de libérer, épuise. Elle transforme l'existence en course effrénée vers un horizon qui recule à mesure qu'on s'en approche.

Dans le cabinet, cette dimension apparaît avec une clarté douloureuse. Les patients en burn-out ne souffrent pas seulement de fatigue physique et psychique ; ils souffrent de ne plus savoir ce qui justifie leur effort. "Je travaille pour quoi ?", demandent-ils. Et lorsque la réponse se réduit à "pour gagner de l'argent", "pour réussir", "pour que mes enfants aient un meilleur avenir", ces finalités apparaissent soudain dérisoires au regard de l'énergie vitale sacrifiée. Le burn-out révèle ainsi la fragilité d'une vie organisée exclusivement autour de l'utile et du performatif, sans référence à une finalité qui transcenderait l'ordre de la production.

B. L'anxiété existentielle : le vertige de la liberté absolue

Parallèlement à l'épidémie de burn-out, les consultations pour troubles anxieux n'ont cessé de croître au cours des trois dernières décennies. Là encore, il convient de distinguer l'anxiété pathologique — celle qui relève d'un trouble anxieux généralisé, d'un trouble panique ou d'un syndrome de stress post-traumatique — de l'anxiété existentielle qui caractérise notre époque. Cette dernière ne procède pas d'un dysfonctionnement neurobiologique qu'un anxiolytique pourrait corriger, mais d'une configuration anthropologique inédite : celle d'un individu sommé de tout choisir, dans une société qui ne lui fournit plus aucun critère stable pour effectuer ces choix.

Alain Ehrenberg, dans La fatigue d'être soi, a analysé avec finesse ce paradoxe : l'individu contemporain jouit d'une liberté formelle sans précédent historique — liberté de croire ou de ne pas croire, de se marier ou non, de changer de carrière, de pays, d'identité même — mais cette liberté, au lieu de l'émanciper, le plonge dans un état d'anxiété permanent. Car choisir suppose des critères de choix, et ces critères faisaient autrefois l'objet d'un consensus social, d'une transmission intergénérationnelle, d'une inscription dans une communauté de sens. Aujourd'hui, l'individu est seul face à ses choix, sommé d'inventer sa propre existence sans pouvoir s'appuyer sur aucun récit collectif qui la précéderait.

Cette situation engendre ce que Sartre nommait déjà, dans un autre contexte, "l'angoisse de la liberté" : non pas la peur d'un objet déterminé, mais le vertige devant l'indétermination radicale de l'existence. Tout est possible, donc rien n'est nécessaire ; tout peut être choisi, donc tout choix apparaît arbitraire. Cette indétermination se manifeste cliniquement par une incapacité croissante à prendre des décisions — même mineures —, par un sentiment diffus de vacuité, par la question lancinante : "Est-ce vraiment ce que je veux ?" ou, plus radicalement encore, "Est-ce que je veux quelque chose ?"

Là où les sociétés traditionnelles offraient des chemins tracés — certes contraignants, mais sécurisants dans leur prévisibilité —, la modernité tardive exige de chaque individu qu'il soit l'entrepreneur de sa propre vie, sans lui fournir les outils conceptuels et symboliques pour mener à bien cette entreprise. L'anxiété contemporaine n'est donc pas seulement une pathologie individuelle qu'il faudrait traiter cas par cas ; elle est le symptôme d'une configuration sociale qui a rendu l'existence humaine structurellement précaire en la privant de tout ancrage dans un ordre qui la dépasse.

C. La dépression du sens : distinguer pathologie et souffrance existentielle

La dépression constitue, selon l'OMS, la première cause d'incapacité dans le monde. Ici encore, les chiffres masquent une réalité clinique plus complexe. Car sous le terme générique de "dépression" se cachent des réalités hétérogènes qu'il importe de distinguer. Il existe une dépression endogène, d'origine neurobiologique, qui répond efficacement aux antidépresseurs et à la psychothérapie. Il existe une dépression réactionnelle, consécutive à un événement traumatique, qui nécessite un travail d'élaboration psychique. Mais il existe aussi — et c'est ce qui me frappe le plus dans ma pratique — une forme de dépression que l'on pourrait qualifier d'existentielle, et qui ne relève ni de la première ni de la seconde catégorie.

Cette dépression existentielle se caractérise par l'absence de sens. Non pas l'absence de plaisir (anhédonie) au sens psychiatrique classique, mais l'absence de raison d'être. Le patient fonctionne, travaille, entretient des relations sociales, mais tout cela lui apparaît vide de substance. "Je fais les gestes, mais je ne suis pas là", confie l'un d'eux. "Je me demande pourquoi je continue", dit une autre. Ces personnes ne sont pas suicidaires au sens strict — elles n'ont pas de projet autodestructeur —, mais elles vivent dans une sorte d'atonie existentielle qui rend toute activité également indifférente.

Face à cette souffrance, les outils thérapeutiques classiques se révèlent curieusement impuissants. Les antidépresseurs peuvent atténuer les symptômes physiologiques — le manque d'énergie, les troubles du sommeil — mais ils ne donnent pas de sens à l'existence. La thérapie cognitive peut aider le patient à identifier et à corriger des schémas de pensée dysfonctionnels, mais elle ne répond pas à la question : "Pourquoi vivre ?" La psychanalyse peut révéler les conflits inconscients et les répétitions transférentielles, mais elle ne fournit pas de réponse ultime à l'interrogation sur la finalité de l'existence.

C'est précisément ici que la limite du modèle médical apparaît avec le plus de netteté. La médecine — y compris la psychiatrie et la psychologie clinique — est construite sur le présupposé que la vie vaut la peine d'être vécue, et que le rôle du thérapeute est de restaurer les conditions de cette vie. Mais que faire lorsque c'est précisément ce présupposé qui est mis en question ? Lorsque le patient ne souffre pas tant d'un dysfonctionnement que d'une absence de justification à continuer d'exister ? Cette question, que la philosophie existentialiste avait placée au cœur de sa réflexion, déborde le cadre strictement thérapeutique pour rejoindre le registre de ce que l'on appelait autrefois la "question du salut".

Viktor Frankl, psychiatre viennois déporté à Auschwitz, a développé après la guerre une approche thérapeutique — la logothérapie — fondée sur l'idée que le besoin de sens est aussi fondamental que le besoin de plaisir ou de pouvoir. Pour Frankl, la névrose contemporaine n'est plus tant sexuelle (comme chez Freud) qu'existentielle : elle procède d'un "vide existentiel" que seule la découverte d'un sens peut combler. Mais Frankl reconnaissait lui-même que la thérapie ne peut pas créer ce sens ex nihilo ; elle peut tout au plus aider le patient à le découvrir. Et cette découverte suppose souvent une transcendance — c'est-à-dire la reconnaissance que l'existence individuelle s'inscrit dans un ordre qui la dépasse et lui donne sa signification.

PARTIE II : CE QUE LA RELIGION STRUCTURAIT — REGARD ANTHROPOLOGIQUE

A. Un cadre symbolique pour donner sens à la souffrance

Durant des siècles, la religion chrétienne — pour nous en tenir au contexte occidental qui est le nôtre — a fourni un cadre symbolique permettant d'inscrire la souffrance individuelle dans un récit plus vaste qui lui donnait une intelligibilité. Ce cadre ne supprimait pas la souffrance — contrairement à ce qu'une lecture superficielle pourrait laisser croire — mais il la transformait en la situant dans l'économie du salut. La souffrance n'était plus un scandale absurde, une injustice gratuite ou un échec personnel ; elle devenait participation au mystère de la Croix, chemin de purification, épreuve permettant la croissance spirituelle.

Cette transformation n'était pas une simple "réinterprétation cognitive" au sens où l'entendrait une thérapie moderne. Elle relevait d'une mutation ontologique : la souffrance, assumée dans la foi et unie à celle du Christ, cessait d'être un pur négatif pour acquérir une fécondité rédemptrice. Saint Paul pouvait ainsi écrire, dans un passage qui scandalise notre rationalité contemporaine : "Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Église" (Col 1, 24). Cette affirmation n'a de sens que si l'on accepte le présupposé théologique selon lequel l'existence humaine n'est pas close sur elle-même, mais ouverte à une dimension qui la transcende.

Dans ma pratique, j'observe régulièrement la différence clinique que produit la présence ou l'absence d'un tel cadre symbolique. Face à une même épreuve — une maladie grave, un deuil, un échec professionnel —, deux patients réagiront différemment selon qu'ils disposent ou non d'un récit donnant sens à ce qui leur arrive. Le patient croyant — je parle ici d'une foi authentique, non d'une religiosité superficielle — peut vivre sa souffrance comme une épreuve qui le fait grandir, comme une purification nécessaire, ou simplement comme un mystère qu'il accepte sans le comprendre, en le remettant entre les mains de Dieu. Le patient athée ou agnostique, privé de ce cadre, tend davantage à vivre la même épreuve comme un pur scandale, une injustice absurde, un effondrement de son monde qui ne peut être "réparé" que par un retour à l'état antérieur — retour souvent impossible.

Cela ne signifie nullement que la foi protège de la dépression ou de l'anxiété — les saints eux-mêmes ont connu des "nuits obscures" d'une intensité psychique terrible —, mais elle offre un horizon de sens qui permet de traverser l'épreuve autrement. Elle inscrit la souffrance individuelle dans un drame plus vaste : celui de la Rédemption, de la participation au Corps mystique, de la communion des saints. Ce faisant, elle brise la solitude radicale dans laquelle la modernité enferme le sujet souffrant.

B. Des limites protectrices face à l'illimité contemporain

Au-delà du sens donné à la souffrance, la religion chrétienne structurait l'existence par un ensemble de limites rituelles, morales et symboliques qui fonctionnaient comme autant de garde-fous anthropologiques. Le sabbat juif, repris par le christianisme sous la forme du dimanche, imposait un temps de repos hebdomadaire incompressible : un jour où l'on cessait de produire, de consommer, de se soucier du lendemain, pour se tourner vers Dieu et se recueillir. Cette limite n'était pas vécue comme une privation — ou du moins pas seulement — mais comme une protection contre la tentation prométhéenne de se faire maître absolu de son temps et de sa vie.

De même, le jeûne, l'abstinence, les interdits moraux (sur la sexualité, sur l'argent, sur le pouvoir) établissaient des frontières claires entre le permis et le défendu, entre le légitime et l'illégitime. Ces limites pouvaient certes paraître contraignantes — et elles l'étaient sans doute pour ceux qui les vivaient comme de pures obligations extérieures —, mais elles remplissaient une fonction anthropologique essentielle : elles protégeaient l'individu contre sa propre démesure, contre la tentation d'une jouissance sans frein qui finit toujours par se retourner en souffrance.

La modernité a progressivement déconstruit l'ensemble de ces limites au nom de l'autonomie individuelle. L'émancipation, pensée comme libération de toute contrainte extérieure, devait permettre à chacun de définir lui-même les règles de sa propre existence. Mais cette émancipation s'est révélée ambiguë. Car si elle a effectivement élargi l'espace des possibles — et nul ne peut regretter, par exemple, la libération des femmes ou la reconnaissance des droits individuels —, elle a aussi privé l'individu des cadres protecteurs qui lui permettaient de ne pas être constamment confronté au vertige de l'illimité.

Le dimanche est devenu un jour comme les autres, où l'on travaille, consomme, répond à ses emails. Le jeûne et l'abstinence ont disparu de l'horizon normatif, remplacés par l'injonction inverse : jouir sans entrave, maximiser ses plaisirs, optimiser son bien-être. Les interdits moraux, autrefois clairs (même s'ils pouvaient être contestés), sont devenus flous, relatifs, négociables. Chacun doit inventer sa propre morale, sans référence à un ordre symbolique partagé.

Cette absence de limites, loin de libérer, épuise. Elle transforme la vie en gestion permanente de l'angoisse : angoisse de ne pas assez jouir, de passer à côté de quelque chose, de ne pas être à la hauteur des infinies possibilités qui s'offrent. La religion, en posant des limites claires, déchargeait paradoxalement l'individu d'une partie de cette angoisse. Elle lui disait : "Jusqu'ici, et pas plus loin. Ce qui est au-delà ne te concerne pas." Cette parole, que la modernité perçoit comme oppressive, avait aussi une dimension pacifiante : elle permettait de vivre sans se consumer dans la quête d'un absolu inaccessible.

C. La verticalité perdue : tout ramené à l'horizontal

La modernité tardive se caractérise, selon la belle formule de Charles Taylor dans L'âge séculier, par un "aplatissement" de l'existence : tout est ramené à l'horizontal, au mesurable, à l'utile. La transcendance — ce qui excède l'ordre de l'immanence, ce qui élève l'être humain au-dessus de lui-même — a disparu de l'horizon culturel commun. Nous ne vivons plus que dans un monde où seules comptent la réussite sociale, l'efficacité économique, le bien-être psychologique et physiologique. Toute référence à une dimension verticale de l'existence — vers le haut ou vers le bas, vers Dieu ou vers l'abîme — est devenue suspecte, voire incompréhensible.

Or cette verticalité était précisément ce qui structurait l'existence chrétienne. L'homme n'était pas seulement un être social, un producteur, un consommateur ; il était d'abord et avant tout un être créé à l'image de Dieu, appelé à une communion avec lui, destiné à une vie éternelle qui transcendait infiniment sa vie terrestre. Cette vocation conférait à chaque existence, aussi humble fût-elle, une dignité inaliénable : le mendiant et le roi avaient la même valeur aux yeux de Dieu, car tous deux étaient appelés au même salut.

La perte de cette verticalité a des conséquences psychologiques considérables. Lorsque l'existence se réduit à l'horizontal — à ce que l'on réussit, à ce que l'on possède, à ce que l'on paraît —, tout échec devient catastrophique car il n'existe plus aucune instance supérieure qui pourrait relativiser cet échec. Le cadre qui rate sa promotion, l'entrepreneur dont la start-up fait faillite, la femme qui ne parvient pas à avoir d'enfant : tous vivent leur échec comme une condamnation définitive, car il n'existe plus de critère de valeur qui transcenderait celui de la réussite sociale.

À l'inverse, lorsque l'existence est structurée par une dimension verticale, l'échec social peut être vécu autrement. Non qu'il cesse d'être douloureux, mais il n'est plus la dernière instance qui jugerait de la valeur d'une vie. Thérèse de Lisieux, morte à 24 ans dans l'obscurité d'un carmel de province, n'a "rien accompli" selon les critères du monde ; mais sa vie avait un sens plénier parce qu'elle s'inscrivait dans une relation à Dieu qui transcendait toute réussite mondaine. Cette possibilité de sens en dehors de la réussite sociale est ce qui a été perdu dans le grand mouvement de sécularisation.

Enfin, la verticalité religieuse permettait ce que l'on pourrait appeler un "délestage" de la responsabilité existentielle. Non pas une irresponsabilité — le christianisme a toujours insisté sur la responsabilité morale de chacun devant ses actes —, mais la reconnaissance humble que l'être humain n'est pas le maître absolu de son existence, qu'il y a une part de mystère, de grâce, de don qui échappe à sa volonté. "Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis", dit Jésus à ses disciples. Cette parole décharge l'individu du poids écrasant de devoir tout décider, tout choisir, tout inventer. Elle permet de remettre sa vie entre les mains de Dieu, non par démission mais par confiance.

D. La communauté comme filet de sécurité psychologique

Enfin, la religion structurait l'existence à travers l'appartenance à une communauté de foi — la paroisse, le diocèse, l'Église universelle. Cette communauté ne se réduisait pas à un réseau social au sens moderne du terme ; elle était le lieu d'une solidarité organique qui prenait en charge l'individu de sa naissance à sa mort, dans ses joies comme dans ses épreuves. Les rites de passage — baptême, première communion, mariage, funérailles — marquaient les étapes de l'existence et les inscrivaient dans un cadre collectif qui donnait sens à la trajectoire individuelle.

Cette dimension communautaire offrait un filet de sécurité psychologique dont nous mesurons aujourd'hui, par son absence, l'importance. L'individu contemporain traverse seul les grandes épreuves de l'existence : il perd un proche sans rituel collectif pour élaborer ce deuil, il se marie (ou non) dans une cérémonie privatisée vidée de toute dimension sacrée, il vieillit dans l'angoisse de la dépendance sans perspective d'accompagnement communautaire. Cette solitude existentielle — que les réseaux sociaux et la connectivité permanente ne font qu'accentuer — est source d'une souffrance spécifique que la thérapie individuelle peine à apaiser, car elle relève d'un manque structurel et non d'un dysfonctionnement psychique.

PARTIE III : LIMITES ET COMPLÉMENTARITÉ

A. Ce que la religion ne peut pas guérir : la nécessaire distinction

Il importe, avant d'aller plus loin, de marquer clairement les limites de ce qui vient d'être décrit. Reconnaître que la religion offre un cadre symbolique structurant ne signifie nullement qu'elle pourrait — ou devrait — se substituer à la psychothérapie dans le traitement de certaines souffrances psychiques. Cette confusion, malheureusement fréquente dans certains milieux religieux, peut avoir des conséquences dramatiques.

Un traumatisme psychique profond — qu'il résulte d'un abus, d'une violence familiale grave, d'un accident ou d'une expérience de guerre — ne se guérit pas par la prière seule. Il nécessite un travail psychothérapeutique spécifique qui permet au patient de retraiter l'événement traumatique, de restaurer progressivement son sentiment de sécurité intérieure, de reconstruire une cohérence narrative de son existence. Dire à un patient traumatisé qu'il doit "pardonner" ou "offrir sa souffrance" sans avoir préalablement travaillé sur le trauma lui-même relève de la maltraitance psychologique.

De même, certaines angoisses massives, certaines dépressions profondes, certains troubles du comportement alimentaire : toutes ces souffrances nécessitent un accompagnement psychothérapeutique approprié. Spiritualiser ce qui relève du psychisme — considérer par exemple qu'une angoisse envahissante serait uniquement un "manque de foi" — peut conduire à des impasses douloureuses et à un renforcement de la culpabilité qui aggrave la souffrance au lieu de l'apaiser.

L'histoire de la spiritualité chrétienne elle-même fournit d'ailleurs de nombreux exemples de discernement prudent face à ces questions. Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, Ignace de Loyola : tous insistaient sur la nécessité de distinguer ce qui relève de l'esprit et ce qui relève de la psyché, ce qui vient de Dieu et ce qui vient de nos propres blessures psychiques. Cette tradition du discernement demeure d'une actualité brûlante.

Il existe par ailleurs des souffrances spécifiquement religieuses : le scrupule obsessionnel, la culpabilité pathologique nourrie par une éducation religieuse rigoriste, les angoisses qui relèvent davantage de la névrose que de la foi authentique. Freud, dans L'avenir d'une illusion, avait identifié — non sans une part de vérité — la dimension potentiellement névrotique de certaines formes de religiosité. Un travail psychothérapeutique peut être nécessaire pour libérer la foi authentique de ces scories névrotiques qui l'encombrent.

B. Ce que la psychothérapie seule ne comble pas : la question du sens ultime

Si la religion ne peut se substituer à la psychothérapie pour certaines souffrances psychiques, réciproquement la psychothérapie ne peut se substituer à la religion — ou plus largement à une démarche spirituelle — pour répondre aux questions existentielles ultimes. Cette limite apparaît avec une particulière netteté dans le cas des dépressions existentielles évoquées plus haut.

La psychothérapie peut aider le patient à mieux se connaître, à identifier les schémas répétitifs qui le font souffrir, à développer des stratégies d'adaptation plus fonctionnelles, à restaurer son estime de soi. Elle peut l'accompagner dans l'élaboration d'un deuil, dans le dépassement d'un traumatisme, dans la résolution d'un conflit psychique. Tout cela est précieux et nécessaire. Mais la psychothérapie, par définition, s'arrête au seuil de la question ultime : "Pourquoi vivre ?" ou, plus précisément, "Qu'est-ce qui justifie que je continue d'exister ?"

Cette question n'est pas pathologique. Elle est au contraire, selon Heidegger, constitutive de l'existence humaine authentique : l'être humain est cet étant pour qui son propre être est en question. La fuir dans le divertissement (au sens pascalien) ou dans l'activisme, c'est manquer la dimension la plus propre de l'existence. Mais y répondre suppose de sortir du registre psychothérapeutique pour entrer dans celui de la philosophie ou de la spiritualité.

Viktor Frankl l'avait bien compris, lui qui développa sa logothérapie précisément pour combler ce vide laissé par les approches psychothérapeutiques classiques. Pour Frankl, le sens de l'existence ne peut être inventé ex nihilo par le sujet : il doit être découvert. Et cette découverte suppose souvent — même si Frankl ne le formulait pas toujours explicitement — une forme de transcendance : la reconnaissance que ma vie prend sens dans quelque chose qui me dépasse (une cause, une mission, un amour, Dieu lui-même).

C'est ici que la religion — ou, pour ceux qui ne peuvent y adhérer, une spiritualité laïque — retrouve sa pertinence. Non pas comme substitut à la psychothérapie, mais comme réponse à une question que la psychothérapie ne peut traiter : celle du sens ultime. La foi chrétienne affirme que l'existence humaine trouve son sens dans la relation à Dieu, dans la participation au mystère du salut, dans l'espérance de la vie éternelle. Cette affirmation ne peut être "prouvée" (ce qui relèverait de la démonstration rationnelle) ni "guérie" (ce qui relèverait de la psychothérapie), mais seulement accueillie dans un acte de foi libre.

C. Vers une approche intégrative : humilité et complémentarité

Les observations qui précèdent conduisent à une position de double humilité : humilité de la religion qui reconnaît ses limites face aux souffrances psychiques profondes ; humilité de la psychothérapie qui reconnaît ses limites face aux questions existentielles ultimes. Cette double humilité ouvre la voie à une complémentarité féconde.

Dans ma pratique, j'observe que les patients qui disposent d'une foi authentique — je ne parle pas d'une religiosité superficielle ou névrotique, mais d'une foi vivante et réfléchie — traversent souvent les épreuves avec des ressources intérieures que la psychothérapie seule peine à mobiliser. Non qu'ils souffrent moins, mais leur souffrance s'inscrit dans un horizon de sens qui la rend supportable. Ils peuvent pleurer, douter, crier leur détresse, mais ils ne sombrent pas dans le nihilisme radical qui caractérise tant de nos contemporains.

Réciproquement, ces mêmes patients peuvent avoir besoin d'un travail psychothérapeutique pour dépasser certains blocages, élaborer certains deuils, sortir de certaines répétitions. La foi n'empêche pas les blessures psychiques, elle ne dispense pas du travail d'élaboration nécessaire. Mais elle fournit un cadre dans lequel ce travail peut se déployer sans verser dans le désespoir.

Ce qui frappe également, c'est le retour actuel du religieux chez des personnes qui en étaient éloignées. Non pas un retour nostalgique ou réactionnaire, mais une quête authentique de sens face au vide existentiel contemporain. Des cadres quadragénaires en burn-out qui redécouvrent la prière, des femmes épuisées par l'injonction à la performance qui retrouvent le chemin d'une paroisse, des hommes en quête de repères qui explorent la tradition monastique. Ce mouvement, encore discret mais réel, témoigne d'un besoin anthropologique fondamental que ni le consumérisme ni la psychologisation de l'existence ne parviennent à combler.

Il ne s'agit pas pour autant de céder à un enthousiasme naïf. Le retour du religieux peut prendre des formes problématiques : fondamentalisme, recherche de certitudes absolues comme défense contre l'angoisse, communautarisme identitaire. Mais il peut aussi être l'expression d'une sagesse retrouvée : la reconnaissance humble que l'être humain a besoin de plus que du bien-être psychologique et de la réussite sociale pour vivre pleinement.

CONCLUSION

Les cabinets de psychothérapie continueront d'accueillir les souffrances de notre époque, et c'est heureux. Mais il serait illusoire de croire qu'ils peuvent à eux seuls répondre à la crise existentielle contemporaine. Car cette crise ne relève pas seulement du pathologique — même si elle produit des symptômes que nous devons soigner — mais de l'anthropologique : elle témoigne d'une configuration sociale qui a privé l'être humain des structures symboliques dont il a besoin pour donner sens à son existence.

La religion chrétienne, durant des siècles, a offert ces structures : un récit donnant sens à la souffrance, des limites protégeant de la démesure, une verticalité arrachant l'existence à l'horizon purement horizontal de la performance et de la consommation, une communauté soutenant l'individu dans les épreuves. La modernité a déconstruit l'ensemble de cet édifice symbolique, non sans raisons légitimes, mais sans toujours mesurer ce qu'elle détruisait.

Face aux vides béants que cette déconstruction a laissés — et dont le burn-out, l'anxiété existentielle, la dépression du sens sont les manifestations cliniques —, deux attitudes sont possibles. La première consiste à nier ces vides ou à croire qu'on peut les combler par des substituts séculiers (la "santé mentale" érigée en nouvelle religion, la psychologie positive comme sotériologie laïque). La seconde consiste à reconnaître honnêtement que certaines dimensions de l'existence humaine excèdent le champ de la psychothérapie et nécessitent une réponse d'un autre ordre — philosophique, spirituelle, religieuse.

Cette reconnaissance n'implique aucun prosélytisme, aucun retour nostalgique à un passé idéalisé, aucune négation des acquis de la modernité. Elle suppose simplement une lucidité : celle qui permet de voir que l'être humain ne vit pas seulement de pain, de confort matériel et d'équilibre psychologique, mais aussi — peut-être surtout — de sens, de transcendance et d'espérance. Que chacun cherche ces réalités où il peut les trouver : dans la foi chrétienne, dans une autre tradition spirituelle, dans l'engagement pour une cause qui le dépasse, dans la contemplation de la beauté. L'essentiel est de ne pas se résigner au vide.

Car c'est précisément ce vide — plus que toute pathologie psychique spécifique — qui caractérise le mal-être contemporain. Un vide que ni les antidépresseurs ni les thérapies cognitivo-comportementales ne peuvent combler, parce qu'il n'est pas d'ordre pathologique mais existentiel. Un vide que seule une réponse elle-même existentielle peut approcher.

La psychothérapie et la religion ne sont pas concurrentes mais complémentaires, chacune œuvrant dans son registre propre. À condition, bien sûr, que chacune reconnaisse humblement ses limites et ne prétende pas envahir le champ de l'autre. Cette humilité — si rare dans notre époque d'absolutismes —, c'est peut-être elle qui permettrait d'accompagner plus justement les souffrances de nos contemporains, sans les réduire à ce qu'elles ne sont pas, sans leur promettre ce que nous ne pouvons tenir.

— Bénédicte de F.

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